De l’inlassable esprit polonais
05.11.2020
L’indépendance reconquise en 1918 couronnait l’action nationale longue de cinq générations de patriotes déterminés à voir leur Pologne chérie renaître de ses cendres.
Privés d’État au XIX s., nous avons su non seulement bâtir nos culture, science et économie nationales, mais aussi fortifier un état d’esprit permettant aux générations successives d’espérer l’avènement d’une patrie enfin libre.
En novembre 1918, une dépêche radio en provenance de Varsovie parcourt la planète, en notifiant la renaissance de la Pologne et l’instauration d’un gouvernement qui « mettra un terme au règne de la violence pesant depuis cent quarante ans sur le destin national. » En d’autres termes, le retour du pays sur les cartes de l’Europe dont il fut rayé par l’action conjointe de ses voisins – Autriche, Prusse, Russie – vers la fin du XVIII s.
Symbole fort de cette renaissance, la dépêche est envoyée de la citadelle de Varsovie, construite par l’occupant russe après la débâcle de l’Insurrection de Novembre (1830-1831), où périrent ou furent faits prisonniers de nombreux combattants pour l’indépendance, dont le signataire de la dépêche le commandant en chef des armées Józef Piłsudski.
L’exultation de 1918 est le couronnement de l’action nationale longue de cinq générations de Polonais déterminés à voir leur patrie chérie renaître de ses cendres. Un combat impossible et trop souvent malheureux, se heurtant à l’épuisement, l’indifférence, la trahison même. Finis Poloniae, la fin de la Pologne, semblait tellement proche.
Et pourtant, dès 1797, en Italie, dans les rangs des soldats-emigrés qui sont les premiers à combattre au sein des Légions polonaises formées aux côtés de Bonaparte et de la France, naît un chant porteur d’espoir et qui deviendra plus tard notre hymne national : « La Pologne n’est pas encore morte puisque nous vivons... ». Ses paroles, surtout cette déclaration : « Nous reprendrons par le sabre ce que la violence étrangère nous a pris » sont lues comme un programme de lutte armée que l’on doit traduire dans des gestes concrets – des insurrections nationales. Les plus importantes d’entre elles – en novembre 1830 et en janvier 1863 – sont dirigées contre la Russie, hélas suffisamment puissante pour les noyer dans le sang, dont s’ensuivent répressions, déportations par milliers en Sibérie, confiscations de biens, liquidations d’institutions et russification des plus brutales.
Pourtant, la polonité se maintient dans les familles où les mères apprennent à leurs enfants à prier et leur parlent de héros et de moments de gloire nationale, en invoquant la Vierge et en se rendant au pèlerinage à Częstochowa, Vilnius ou Gietrzwałd... L’Église réconforte les esprits et les prêtres sont toujours là à partager le sort de la nation, ouvrir des écoles, s’enrôler dans les rangs des insurgés pour les suivre jusqu’à l’exil en Sibérie ou à la potence.
Las des répressions et des défaites militaires à répétition, les Polonais trouvent des moyens d’action efficaces dans l’économie, la science et l’éducation. On en perçoit encore des traces sur les cartes du monde et dans des publications scientifiques. Trois sommets en Sibérie portent toujours les noms d’insurgés polonais exilés après l’Insurrection de 1863 (monts Tcherski, Dybovski et Tchekanovski). Et au lointain Chili reste vif le souvenir d’Ignace Domeyko, forcé de quitter la patrie après la débâcle de l’Insurrection de Novembre.
Pendant ce temps, au pays, grâce à l’action de nombreux vétérans, se développe un mouvement associatif et coopératif. Banques, sociétés agricoles, bibliothèques, cercles scientifiques font florès et permettent, malgré les répressions, de sauvegarder la propriété polonaise des terres et un réseau d’institutions propres. Il n’est pas rare non plus de voir des Polonais au service des oppresseurs travailler pour le bien de la communauté nationale.
Ainsi, les générations successives non seulement continuent à se sentir Polonais, mais aussi sont prêtes aux plus grands sacrifices pour la patrie. La nation privée de souveraineté s’exprime par la mémoire et la culture. Rien d’étonnant donc que c’est alors que naissent les plus importantes œuvres de la culture polonaise. C’est le cas notamment de nos grands poètes romantiques, eux aussi exilés : Adam Mickiewicz, Juliusz Słowacki et Zygmunt Krasiński. Leurs poésies, importées sous le manteau car défendues, éveillent le sentiment patriotique. Tout comme les polonaises et les mazurkas du compositeur et pianiste Frédéric Chopin, emplies de la nostalgie du pays. Sa musique continue toujours à toucher des millions d’auditeurs à travers le monde.
La Pologne ne figure pas sur les cartes d’Europe quand Marie Curie-Skłodowska, première Polonaise et première femme prix Nobel, appelle « polonium » l’élément chimique qu’elle découvre. Deux ans plus tard, en 1905, le prix Nobel de littérature est attribué à l’auteur de Quo vadis : Henryk Sienkiewicz, l’écrivain le plus lu de l’époque, et ceci de Russie jusqu’aux États-Unis. À la remise du prix, Sienkiewicz prononce ces mots mémorables : « On l’avait pour morte, mais voici une preuve parmi des milliers qu’elle est vivante. On l’annonçait vaincue, mais voici une nouvelle preuve qu’elle sait vaincre. » Toute une armée de Polonais confrontés à l’oppression étrangère apprend le patriotisme en lisant ses romans où il dépeint magistralement les guerres que la Pologne du XVII s. dut mener contre les Turcs, les Suédois et les Cosaques. Beaucoup de jeunes gens qui s’enrôlent, au moment où éclate la Première guerre mondiale, dans les rangs des Légions de Piłsudski ou dans l’armée de volontaires formée aux États-Unis, emportent dans leurs sacoches des livres de Sienkiewicz. Ils sont prêts à se battre et mourir pour la Pologne alors que quand leurs grands-parents naissaient elle n’existait plus. La Pologne se maintient aussi dans les tableaux représentant les grands personnages et événements de l’histoire nationale. L’un des peintres les plus originaux, Jacek Malczewski, lance cet appel à ses confrères : « Peignez de sorte que la Pologne ressuscite ! » Un an après la mort du plus populaire d’entre eux, Jan Matejko, on organise une exposition de ses œuvres à Lviv. C’était aussi le centième anniversaire de la bataille de Racławice de 1794 durant laquelle l’armée de Tadeusz Kościuszko, héros de la guerre d’Indépendance américaine, soutenue par des régiments de paysans, l’emporte sur les Russes. Dans une rotonde spécialement conçue à cette occasion, on expose un tableau monumental de Jan Styka et Wojciech Kossak, long de cent mètres, illustrant cette victorieuse bataille. Des foules innombrables se pressent pour voir le chef-d’œuvre. Combien de ces jeunes gens, venant du fin fond du pays et parcourant parfois des centaines de kilomètres pour assister à l’événement, deviennent alors des Polonais conscients, prêts à former une nation moderne, nation sans État, certes, mais riche de sa culture et des ses coutumes ? C’est grâce à eux que non seulement se maintient la polonité, mais deviennent Polonais ceux dont les ancêtres étaient venus germaniser et russifier la Pologne, pour enfin se laisser séduire par cet « inlassable esprit ». C’est lui qui amène l’action du 11 novembre 1918, rendant aux Polonais leur patrie enfin souveraine.
Texte publié dans le mensuel Wszystko Co Najważniejsze (Pologne) dans le cadre d’un projet d’éducation historique de l’Institut de la mémoire nationale.
Jarosław Szarek, docteur en histoire, président de l’Institut de la mémoire nationale polonais.