Une nation qui renaît
05.11.2020
Sempiternel dilemme polonais :quel est le prix à payer pour pouvoir vivre chez nous et à notre façon ?
Si l’on compare la carte d’Europe au sortir du Congrès de Vienne de 1815 à celle dessinée après la fin de la Grande Guerre, on constate un changement notable : l’apparition, en Europe centrale et orientale, de nombreux nouveaux États. Dans la tradition polonaise on fait néanmoins la distinction entre ‘apparition’ et ‘renaissance’, car celui qui utilise ce premier terme pour décrire les événements de 1918 occulte l’essence même de ce qui signifiait pour les Polonais non seulement la fin de la Première Guerre mondiale, mais aussi les mille ans de l’histoire nationale.
Et il s’agit d’une histoire faite de vicissitudes dont les drames du XXe siècle sont une illustration plus que probante. Ainsi, un Polonais né au début du siècle avait-il l’opportunité de s’habituer à la gouvernance d’occupation – austro-hongroise, allemande, russe – pour ensuite vivre l’euphorie de la renaissance étatique en novembre 1918, l’écroulement de celle-ci après l’invasion conjointe allemande et soviétique en septembre 1939, la reconstruction, en 1945, d’un État vassalisé par l’URSS et enfin la chute du régime communiste et la naissance d’une nouvelle Pologne démocratique quoique chargée du fardeau du XXe s., celui notamment des meurtres de masse, déportations, déplacements et expropriations. Après 1989, la Pologne renaît et les Polonais, non sans peine, découvrent leur identité.
La polonité du début du XXIe s. porte donc les stygmates de tous ces drames, surprend néanmoins par des caractéristiques qu’elle développe tantôt comme leurs résultats tantôt en réaction à ceux-ci. Puisque le destin de la Pologne dépendait en grande partie des puissants voisins qui ne toléraient pas son existence, le dilemme qui revenait sans cesse était : « Faut-il se battre ou s’accomoder ? » Autrement dit, que faire pour ne pas périr ? Les premières paroles de l’hymne polonais seraient-elles le gage de notre survie : « La Pologne n’est pas encore morte puisque nous vivons... » ? En fait, ce dilemme reposait avant tout sur la question du prix à payer pour pouvoir vivre chez nous et à notre façon.
L’histoire polonaise est un trésor de connaissances sur la vie sociale et politique. Le sort qu’a connu la Ire République d’avant les partages au XVIIIe s., une démocratie nobiliaire à outrance, montre les coûts que doit payer un État où la liberté ne s’accompagne pas de la responsabilité. Résultat : malgré les importants efforts réformateurs dont surtout la constitution du 3 mai 1791, la Ire République fut sans grande difficulté dépecée par les puissances voisines.
Nos insurrections du XIXe s. sont une leçon d’héroïsme, de patriotisme et de résilience, mais non pas d’efficacité, de géopolitique ou de limites matérielles à imposer à nos rêves. La Pologne qui renaît en 1918 peut nous apprendre l’art d’une improvisation efficace dans la construction d’un État en partant pratiquement de zéro, l’incroyable succès polonais à l’époque se mesurant à des initiatives comme la réforme monétaire de Władysław Grabski, la création du District industriel central (COP) ou la construction du port de Gdynia. La catastrophe de 1939 – l’occupation allemande et soviétique – sont une leçon de comment opposer une résistance aux pratiques les plus barbares des génocidaires. La Pologne sous le joug communiste, en plus en temps de paix, fut l’expérience diabolique d’une adaptation contre nature dont les Polonais sont sortis très touchés mentalement, mais victorieux grâce à « Solidarité », un mouvement de dix millions d’adhérents, et grâce au soutien du pape polonais Jean-Paul II, en réduisant en poudre les fondations de la division en Europe.
La reconstruction de l’État après 1989 fut marquée par de nombreuses opportunités non saisies, l’asservissement aux capitaux étrangers et le retour en force des élites postcommunistes pétries de mentalité de vassaux. Mais malgré tous ces obstacles, la Pologne a pu intégrer l’Union européenne et conforter sa sécurité au sein de l’Otan, les deux décisions ayant d’ailleurs été plebiscitées par la population. La Pologne reste un pays auquel beaucoup s’opposent. Mais ce sont les autorités de la Pologne et de ses plus proches voisins du sud qui, au printemps 2020, ont contenu la propagation de la pandémie de coronavirus, en évitant à ses citoyens le sort qu’ont connu les habitants des riches pays occidentaux. La Pologne, harcelée au sein de l’UE de fausses opinions et calomnies, reste pourtant un pays où l’appartenance à ses structures n’est aucunement mise en doute. Et ceci en plus malgré la balance, défavorable, des échanges économiques avec les pays de l’UE, les bénéfices retirés dépassant depuis longtemps les montants déversés au titre de subventions européennes. Une chose est certaine : cette pression irraisonnée de la part des institutions de l’UE incite les Polonais à la résistance plus qu’elle ne les intimide, et participe à renforcer leur approche emplie de bon sens vis-à-vis de la réalité politique.
Malgré les pressions et les modes venant d’un Occident « progressiste », inconscient la plupart du temps de ses propres problèmes, les valeurs traditionnelles continuent à cimenter la société polonaise. L’attachement à la vie familiale peut résulter de l’importance allouée autrefois, dans la Pologne nobiliaire, aux liens du sang, mais aussi du souvenir des dangers pour la famille qu’ont constitué par le passé occupations étrangères et guerres à répétition depuis la période des partages. Le respect des femmes, qui s’exprime par une coutume ancestrale du baise-main, résulte du rôle relativement indépendant de celles-ci du temps de la Ire République et de leur importance à l’époque des partages, et même sous la domination des communistes, quand les « mères polonaises » s’illustrent valeureusement en faisant la queue à longueur de journées pour approvisionner les leurs. L’amour de la liberté en Pologne est particulièrement fort si l’on prend en compte tous ces intervalles où les Polonais en furent privée. En plus, ils peuvent être fiers du fait que leur ancienne République polono-lituanienne était une oasis de démocratie nobiliaire, alors qu’ailleurs en Occident la gouvernance était assurée par des cercles restreints de l’aristocratie.
Les Polonais réagissent généralement très vivement à l’idée de glorifier ou, au contraire, dévaloriser la polonité. Entendant des remarques critiques, ils se défendent corps et âme, mais face à une apothéose exagérée de la polonité, ils commencent à maugréer contre son pays. Le fait de prendre leur polonité au sérieux les pousse à émettre souvent des jugements radicaux. L’histoire leur a néanmoins appris à être résistants à l’imposture, en ce qui concerne tant le passé que le futur.
Texte publié dans le mensuel Wszystko Co Najważniejsze (Pologne) dans le cadre d’un projet d’éducation historique de l’Institut de la mémoire nationale.
Wojciech Roszkowski, professeur, historien à l’Académie polonaise des sciences, auteur e.a. de La nouvelle Histoire de la Pologne 1914-2011 en sept volumes, député européen de 2004 à 2009.