La mémoire est notre obligation
08.09.2023
Le mois de septembre occupe une place particulière dans la mémoire et la conscience historique des Polonais. C’est un moment de réflexion sur les expériences dramatiques de la nation polonaise au XXe siècle, un temps de deux anniversaires dont les célébrations nous rappellent la fragilité des fondements de notre quotidien paisible, l’importance de rester vigilants face aux ambitions impériales croissantes des ennemis extérieurs, la valeur d’un État indépendant, capable de défendre ce qui est le plus important dans notre vie – nos familles, l’héritage légué par les générations qui nous ont précédés, la liberté.
Le 1er septembre 1939, au petit matin, les bombes larguées par les avions allemands anéantissent l’hôpital de Tous les Saints de Wieluń, puis une grande partie de la ville elle-même, pourtant sans importance stratégique. Cette toute première scène de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale annonce sa nature – la barbarie totale et sans limites des envahisseurs, l’irrespect de la vie humaine, voire l’établissement comme l’un des objectifs stratégiques majeurs de la guerre de l’extermination des nations constituant un obstacle à la construction de la vision allemande d’un nouvel ordre mondial totalitaire, puis leur condamnation à l’oubli et à l’infamie.
Un peu plus de deux semaines plus tard, le 17 septembre 1939, la République de Pologne, qui mène toujours sa défense contre l’assaut allemand, subit un nouveau coup dur. Liés par les dispositions du pacte criminel Ribbentrop-Molotov, les alliés soviétiques du Troisième Reich traversent la frontière de l’État polonais, apportant un tout autre type d’ordre totalitaire, avec son lot de meurtres de masse, de déportations et de goulags, dont des milliers de Polonais sont victimes.
Chaque années, les deux dates nous font réfléchir sur le sort des victimes de l’occupation allemande et soviétique. Sur les six millions de citoyens de la République de Pologne assassinés, l’extermination des élites polonaises, les vies et les familles brisées ; sur l’ampleur des destructions, les villes réduites en ruines, avec en tête la capitale Varsovie, sur plus de 10 000 villages touchés par diverses formes de répression ; sur les biens endommagés et pillés, notamment les biens culturels polonais d’une valeur inestimable, dont les pertes sont estimées à plus de 500 000 objets.
Pourtant, en ces journées de septembre, notre réflexion touche également aux valeurs de la culture immatérielle, qui, dans les temps sombres de la guerre, ont révélé leur signification avec une force particulière. Des valeurs telles que le courage, le patriotisme, la capacité de faire d’extraordinaires sacrifices pour défendre ce qui est l’essentiel : la dignité humaine et la vie.
Cette année justement, nous, Polonais, mais je crois qu’à une échelle beaucoup plus large également, aurons l’occasion de réfléchir sur la dernière des questions mentionnées ci-dessus. Le prétexte en est une célébration religieuse unique, qui par sa signification dépasse les strictes frontières confessionnelles, car elle s’adresse par l’importance des questions soulevées à tous ceux qui dans le sacrifice de leur vie pour défendre leurs prochains trouvent l’expression du plus grand dévouement et courage. Le 10 septembre 2023, à Markowa, sera élevée au rang des bienheureux de l’Église catholique la famille Ulma – des Polonais qui à l’heure de l’épreuve donna un tel exemple d’extrême dévouement, qui malgré la menace de la peine de mort ne refusa pas le toit et la protection à deux familles juives, en payant, en 1944, le prix le plus élevé des mains de l’occupant allemand. Avec leurs parents, Józef et Wiktoria, sept de leurs enfants furent également été tués : Stanisława, huit ans, Barbara, six ans, Władysław, cinq ans, Franciszek, quatre ans, Antoni, trois ans, Maria un an et demi et l’enfant à naître de Wiktoria, enceinte de neuf mois.
En septembre 2023, cette période de réflexion particulière polonaise prendra une autre dimension encore. Pour la première fois sera célébrée la Journée nationale des enfants polonais de la guerre – une nouvelle fête nationale dont la date a été fixée par la Diète de la République de Pologne au 10 septembre. Ce jour-là, en 1943, à Mosina, une commune de Grande-Pologne, plusieurs dizaines d’enfants polonais furent arrêtés, ce qui fut le sinistre point culminant d’une action répressive de masse visant de nombreuses familles polonaises soupçonnées de collaborer avec la Résistance.
Une relation concise mais extrêmement éloquente de cette tragédie se trouve dans une dépêche envoyée ce jour-là depuis le poste de gendarmerie allemande de Mosina au commissariat supérieur de Śrem : « L’opération Mosina continue. 156 personnes arrêtées la nuit dernière. Aujourd’hui, 60 autres enfants devront être arrêtés ». Ces trois courtes phrases présageait la tragédie de familles entières, dont les membres furent ensuite exécutés ou emprisonnés, et pour la majorité des enfants de Mosina, elles signifiaient la déportation au Polen-Jugendverwahrlager Litzmannstadt – un camp de concentration pour enfants polonais situé rue Przemysłowa, à Łódź, le seul lieu de ce type créé par les Allemands en Europe occupée.
Le camp de Łódź était destiné aux enfants et aux adolescents polonais âgés de 6 à 16 ans, mais dans la pratique, il accueillait des enfants plus jeunes, âgés même de quelques mois. Les Allemands y déportaient des enfants arrêtés entre autres pour avoir pris le tramway sans ticket, pour le commerce illicite, la mendicité, les petits larcins. Y étaient également placés des enfants issus de familles ayant refusé de signer la Volkslist, des enfants de déportés ou de prisonniers, des jeunes soupçonnés de participer au mouvement de résistance. À ce jour, nous ne connaissons pas le nombre exact d’enfants ayant transité par ce camp, ni le nombre de ses victimes. Après la Seconde Guerre mondiale, les vestiges du site ont progressivement disparu de l’espace public, et dans le même temps le souvenir de ce crime, qu’il est aujourd’hui difficile même d’évoquer, s’est estompé.
La tragédie des enfants du camp de la rue Przemysłowa ne fut qu’une facette du grand drame des plus jeunes citoyens de la Pologne occupée, qui se sont retrouvés avec leurs proches sous le joug des deux occupants. Un autre exemple fut l’action allemande de déplacement et de pacification dans la région de Zamość, où environ 110 000 Polonais – près d’un tiers de la population – furent privées de leurs maisons. Et près d’un tiers du nombre total de personnes déplacées étaient des enfants – environ 30 000, dont 10 000 ont perdu la vie à la suite de déportations menées dans des conditions inhumaines ; d’emprisonnement dans des camps de déplacement et de concentration ; d’exterminations planifiées dans des chambres à gaz ou par injection de phénol. Près de 4 500 autres d’entre eux furent déportés au Reich pour y être germanisés.
Sur les six millions de citoyens polonais assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale, environ 40 % étaient des enfants, et c’est à leur tragédie et à celle d’autres enfants soumis aux déportations massives, au travail destructeur ou à l’emprisonnement qu’est consacrée la nouvelle journée du souvenir national, dont l’instauration est la réponse des autorités polonaises aux initiatives de la dernière génération qui se souvient de la guerre. L’État y répond aussi par la création d’autres institutions de mémoire et par leur soutien. Il s’agit du Musée de la famille Ulma à Markowa en Basses-Carpates où un Verger de la mémoire rappelle comment les Polonais ont sauvé les Juifs au péril de leur vie et de celle de leurs proches ; il s’agit aussi du Musée des enfants polonais victimes des totalitarismes à Łódź, qui non seulement rappelle la tragédie des prisonniers du seul camp de concentration pour enfants en Europe mais aussi commémore le martyre de tous les enfants polonais victimes de la Seconde Guerre mondiale.
Le mémoire de ces expériences dramatiques du passé est notre obligation – envers les victimes, mais aussi envers les générations futures, à qui nous sommes tenus de transmettre cette mémoire. Cette obligation honorable, testament de nos ancêtres, nous essayons de la remplir chaque jour avec un engagement total.
Piotr Gliński
Le texte est publié simultanément par le mensuel polonais « Wszystko co Najważniejsze » dans le cadre d’un projet mené avec l’Institut de la mémoire nationale (IPN) et la Fondation nationale polonaise (PFN).